/// anticiper.org \\\
      Thème : Prospective
      1ère publication: 19.03.2023       Dernière mise à jour: 04.11.2023

La pétro-bourgeoisie ou l'addiction à l'hyper-mobilité fossile

La mobilité permise par le pétrole bon marché défendue comme privilège de classe

aéroport mobilité fossile

La pétro-bourgeoisie et ses 25.000 kilomètres par an


Le terme "pétro-bourgeoisie" désignerait cette classe sociale toujours attachée à un privilège des plus polluants, datant de la fin du 20e siècle : la capacité à voyager sur de longues distances régulièrement, à vitesse élevée, principalement pour les loisirs, le tourisme, à prix bas, grâce à l'abondance de pétrole.
Cette hyper-mobilité, qui s'est démocratisée dans les pays développés à partir des années 1960, est fortement dépendante de l'accès au pétrole bon marché.
Elle prend diverses formes : kilométrages annuels importants en voiture, avion, moto, paquebot, auxquels s'ajoutent parfois des "sports mécaniques" à moteur thermique : jet-ski, moto-neige, quad, karting, etc

statistique évolution kilometres parcourus en moyenne par jour par français
En 50 ans, le nombre de kilomètres parcourus en moyenne par jour, grâce au pétrole, à exploser en France. Les inégalités au sein de la population sont cependant très fortes.
La part de la population la plus mobile dépasse largement les 25.000 km annuels, en cumulant parcours en automobile et avion, moto etc.

Une caractéristique notable, définissant le terme de "pétro-bourgeoisie", est l'omission consciente des alertes sur le climat, des problèmes de pollution liés à la combustion de fossiles, des limites des réserves de pétrole. Concrètement, il y a un refus revendiqué de changer de mode de vie, un rejet des transports alternatifs comme le train, considérés comme trop lents, trop chers ou trop "populaires".

émissions CO2 de transport par heure d

La seule résistance au changement ne peut expliquer ces comportements de mobilité.
La pétro-bourgeoisie consomme consciemment de l'hyper-mobilité carbonée, sans effort de réduction, et l'érige en un mode de vie : il s'agit ici de privilège revendiqué ainsi que d'un marqueur social fort.


Brûler du kérosène pour voyager vite et loin en l'affichant sur les réseaux sociaux


invasion de touristes à Venise conséquence du pétrole bon marché
Tourisme de masse à Venise, conséquence de l'abondance d'énergie fossile

La pétro-bourgeoisie ne fait pas qu'utiliser l'avion ou la voiture à carburant fossile pour de longs trajets de vacances, de tourisme, mais tient à le montrer ouvertement : il s'agit ici d'une forme de consommation ostentatoire, une tentative d'afficher un statut social et un style de vie, creusant un fossé avec d'autres parties de la population mondiale, qui soit n'ont pas les moyens financiers de cette hyper-mobilité, soit la rejettent pour raisons éthiques, environnementales, soit n'y voient pas d'intérêt pour raisons culturelles.
Le problème de ce style de vie n'est pas qu'il engloutit les kilomètres parcourus avec voracité (ce qui serait aussi possible en train, avec une faible consommation d'énergie), mais que les modes de transports les plus polluants et énergivores sont choisis et vantés. Le train et le car, transports collectifs à impact plus faible, sont consciemment rejetés.

Photo intitulée "carbonporn" par Stuart McDonald, dans son article "The Petro-bourgeoisie : Some thoughts on flying, carbon and tourism boards"

carbonporn aviation fossile climat

La dérive vers des voyages à but purement ostentatoires, d'affichage, voire destinés à accumuler des "likes" sur les réseaux sociaux, est également une tendance : on parle par exemple de "tourisme Instagram", et de destinations "instagrammables".

La pétro-bourgeoisie représenterait largement plus de 10% de la population européenne, Le graphique ci-dessous montre l'impact carbone immense des 10% d'européens les plus consommateurs de mobilité à énergie fossile : leurs émissions annuelles, par personne, dépassent les 20 tonnes de CO2, dont 10 tonnes pour les transports terrestres et aérien uniquement !
Les émissions CO2 produites par les 40% de la population européenne "moyenne" (classe moyenne n'intégrant pas les 30% plus riches, ni les 30% les moins riches) sont nettement moins élevées : 0.1 tonne pour l'avion et 2,9 tonnes pour l'automobile. Elles restent néanmoins trop importantes aussi, du point de vue du climat, et non durables en terme de ressources pétrolières.

statistiques émissions CO2 par niveau de richesse dans Union Européenne

Ce graphique met en évidence que le niveau de richesse individuelle, lorsqu'il augmente, va se traduire en moyenne par une explosion des kilomètres parcourus et de l'impact carbone du domaine des transports, en particulier l'avion.
Les transports tesrrestre et aérien d'un européen parmi les 10% les plus riches a un impact climatique de plus de 10 tonnes eqCO2, chiffre supérieur à la totalité des émissions annuelles d'un européen parmi les 50% les moins riches.


L'utilisation de l'avion aux USA : la plupart des vols (51%) sont effectués par 8% des citoyens, 80% des citoyens volent peu ou pas (23% des vols). Celles et ceux qui ne prennent pas l'avion sur une année représentent 51% de la population américaine.
répartition voyages avion USA

Tourisme, loisirs, de loin la première cause de combustion de kérosène

Dans les pays développés, les statistiques des aéroports montrent une prédominance des voyages de loisir, qui ont fortement augmenté depuis l'essor de l'offre et de la "culture" du voyage low-cost. A Genève, malgré la présence de banques, géants du négoce et nombreuses ONG, c'est le loisir qui est la première cause d'usage de l'avion. Les voyages professionnels ne représentaient en 2022 que 26% des passagers.
statistique voyage en avion Genève Suisse UE Monde
Source Rapport NOE21 "Aéroport de Genève : radiographie d'un redécollage post-COVID"


Une culture récente mais tenace de l'usage de l'avion

Un symbole culturel du début du siècle d'une certaine classe sociale hyper-mobile est la carte de cumul de miles, proposée par les compagnies aériennes. Dans le milieu professionnel, l'utilisation régulière de l'avion était affichée comme une réussite, une preuve d'importance du poste occupé, à l'instar de la voiture de fonction (autre "privilège" lié à la combustion de pétrole et à une forte mobilité).

cumul miles statut social pétro-bourgeoisie


Aviation et tourisme : un impact gigantesque sur le bilan carbone des villes
Pour 2014, les émissions CO2 liées aux aéroports parisiens représentent une part importante du bilan carbone total de la ville de Paris : 8.7 millions de tonnes.

emissions CO2 de la ville de Paris

Le spectaculaire pic annuel du transport aérien : les vacances d'été de l'hémisphère nord :
Exemple le 21 juin 2023, où le nombre de vols simultanés a atteint les 20.000 au niveau mondial.

trafic aérien 2023 tourisme occidental

"L’avion, désormais, dépayse moins qu’avant et nous transporte plus qu’il nous fait voyager. Le tourisme est devenu au voyage ce que McDo est à la nourriture."
Extrait de "Le monde sans fin", par J.M.Jancovici et C.Blain


Le surtourisme, ou quand l'hyper-mobilité du grand nombre a de lourdes conséquences


Sites saturés, dégradations environnementales, ressources locales surexploitées, qualité de vie en chute pour les habitants, difficultés pour se loger : les excès du tourisme, même si celui-ci est lucratif, peuvent atteindre des proportions inadmissibles pour les populations locales et désagréables pour les touristes eux-mêmes.
La cause première ? L'accès illimité à un pétrole bon marché autorisant cette mobilité longue distance :
"En 2018, plus de la moitié des touristes qui ont franchi des frontières internationales l’ont fait par voie aérienne, selon les données de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI)."
"En plus de l’impact des voyageurs aériens, il y a celui des touristes arrivant à bord de bateaux de croisière. Ce nombre-là aussi est en augmentation et constitue un irritant majeur pour les résidents des villes concernées." - extrait de "Gérer le surtourisme à l'ère des réseaux sociaux" (Radio-Canada - 29 février 2020)

Aperçu géographique des sites souffrant de surtourisme :
carte mondiale sites sur-tourisme


Le boum de la résidence secondaire, un autre sous-produit de l'hyper-mobilité fossile


Egalement à la fin du 20e siècle, une démocratisation des résidences secondaires s'est opérée en Europe, conséquence directe de la capacité à se procurer du pétrole peu cher et à parcourir de longues distances à volonté grâce à celui-ci. Dans le domaine de la possession de résidences secondaires (parfois multiples), la pétro-bourgeoisie ne semble pas ou peu prête à se remettre en question.

residences secondaires France statistiques part en pourcent
IGN, INSEE 2021

Le nombre de résidences secondaires en France se monte à 3.2 millions (presque 10% du parc de logement) : une proportion non négligeable est isolée, difficilement accessible par les transports en commun. Que deviendront-elles et comment évoluera ce marché lors d'une descente énergétique, d'une longue envolée du prix du pétrole ?
Autre cas plus extrême encore, les résidences secondaires situées dans un autre pays, dont l'accès se fait par avion...
Le refus de repenser les habitudes de mobilité et la dépendance au pétrole posent ainsi les bases d'une crise immobilière future, inévitable, de la résidence secondaire.

Nombre de résidences secondaires (logements) en 2019 en France (observatoire-des-territoires.gouv.fr)

Exemple de la Suisse en 2023 : la part des résidences secondaires représentent 16,4% du parc de logements. (source : journal La Région - 27/07/23)


La nécessité de changer les normes sociales


La pétro-bourgeoisie est à la fois victime et actrice d'une norme sociale, issue de la fin du 20eme siècle, prônant l'hyper-mobilité à tout prix, dans un esprit individualiste et consumériste. Elle refuse les alternatives moins polluantes, suit un modèle de "réussite sociale" qui a émergé dans les années 80, et alimente cette norme sociale par un style de vie carboné ouvertement affiché, décomplexé.
Dans une étude de 2022, Ian Walker décrit le phénomène de "motonormativité" : l'existence de biais, de préjugés inconscients qui s'opposent à une remise en question de l'automobile individuelle.

Par ailleurs "influenceurs" et "digital nomad" entretiennent pour la plupart cette norme sociale de l'hyper-mobilité fossile :
Le digital nomad : un cauchemar pour le climat ?
Les digital nomads profitent des prix bas et de la fréquence élevée des vols de l'aviation à énergie fossile pour s'installer dans les pays à faible coût - ils participent ainsi à une économie basée sur la dépendance au pétrole et à l'hyper-mobilité, qui crée aussi des difficultés de logement pour les locaux (prix poussés à la hausse).
Les Balkans attirent toujours plus de nomades du numérique

Illustration : un aller simple en avion de l'Europe vers la Nouvelle-Zélande brûle entre 3 à 4 barils de kérosène par passager (630 litres). La non-durabilité, le gaspillage de ressources fossiles et les impacts environnementaux de ce tourisme longue distance sont-ils acceptables ?
consommation kérosène par passager Londres Nouvelle-Zélande

Rappelons-le : les discours les plus rationnels sur l'épuisement des énergies fossiles, sur la pollution, le changement climatique et les dégâts du tourisme de masse sont peu efficaces face à la force d'une norme sociale, à l'envie de reconnaissance, au désir d'être assimilé à une classe sociale. Voir à ce sujet :
Changer les comportements - le discours rationnel fonctionne mal

Techno-solutionnisme et accès à l'énergie
Evidemment, face aux critiques de cette hyper-mobilité si appréciée de la pétro-bourgeoisie, l'argument du techno-solutionnisme est évoqué : pourquoi se priver de transports rapides, de voyages toujours plus lointains, puisque des promesses d'innovations technologiques suggèrent que les énergies fossiles seront tôt ou tard remplacées par autre chose ? Mais le temps et les faits jouent contre ce techno-utopisme. Tout plaide en faveur des transports plus responsables : année après année, les promesses non tenues des fables technologiques poussent et pousseront toujours davantage à se tourner vers les mobilités durables, à faible impact, et à se détourner des aéroports, autoroutes et autres promenades à moto.

Des signes montrent que nous sommes au bord d'un changement sociétal, un basculement des perceptions vis-à-vis de l'hyper-mobilité fossile.
Les revendications de l'accès démesuré à l'avion et à l'automobile et au droit aux voyages low cost à forte émission CO2 devraient être de plus en plus mal perçus. Cette revendication de privilège aussi polluant que non durable sera de moins en moins tenable face aux urgences environnementales, et aux inégalités que le dérèglement climatiques et la fin du pétrole bon marché ne manqueront pas de creuser.

Il est de la responsabilité de chacun de participer à ce changement de paradigme, et à minima, de ne pas participer au maintien de la norme sociale vieillissante et largement désastreuse de l'hyper-mobilité carbonée.

Illustration : publicité des chemins de fer suisses (CFF) axé sur les faibles émissions carbone du train. Sur cette distance de 100 km une automobile à moteur à combustion émet au minimum 13 kg de CO2, contre 1,15 kg pour le train. Au-delà du problème climatique, il s'agit aussi de la question du gaspillage d'énergie dans des automobiles individuelles aussi lourdes qu'énergivores.
faible impact carbone du train publicité suisse


La notion de liberté ne se résume pas aux déplacements rapides sans contrainte


Qu'est-ce que la liberté ? Ce qui est sûr c'est que cela ne se limite pas à la capacité d'"aller où on veut le plus vite possible, peu importe les conséquences pour autrui et pour le futur".

Si réduire drastiquement l'utilisation de fossiles pour se déplacer lors des loisirs est une privation de liberté grave, que penser alors des conséquences climatiques, enclenchées pour des siècles et sans retour arrière possible, de ces mêmes transports ? Que penser des problèmes insolubles créés par le tourisme de masse dans certaines villes et sites ? Et de l'épuisement des ressources minérales utilisées pour fabriquer des parcs automobiles pesant des dizaines de millions de tonnes dans les pays développés ? (parc automobile français évalué à 50 millions de tonnes)

Illustration : message de l'Agence Internationale de l'Energie, incitant à prendre le train plutôt que l'avion.

AIE prendre le train plutôt que l


anticiper.org


Pour aller plus loin :
Qui pourrait se passer de sa voiture ? Six graphiques pour analyser nos trajets du quotidien
Comment Instagram a fait émerger un tourisme potentiellement néfaste (HuffingtonPost - 09 juillet 2019)
Dénaturer la #nature sur Instagram (radio-canada.ca)
CLASSEMENT | Quelles sont les destinations victimes de surtourisme en Europe ? (FORBES - 18 octobre 2023)
Pétro-fascisme et pétro-masculinité (anticiper.org - 16 janvier 2021)
Motonormativité : l'auto comme norme sociale (L'Actualité - 15 avril 2023)
Hyper-mobilité : il faut viser une vitesse socialement effective (Le Monde - mai 2018)
Carlton Reid : "J'avais l'habitude de faire le tour du monde dans le luxe, tous frais payés, mais je ne pouvais pas faire face à ma conscience." (The Guardian - 18 décembre 2023)




Partager sur  Facebook   LinkedIn   Twitter

CC-BY-SA       -       2024